Voie Groucho Marx

Lundi 12 Mars, 6h45. Alors que les premiers rayons du soleil pointent leurs nez, je remonte au jumar notre corde statique qui file dans une immense barrière de granit. Ce granit parfait qui caractérise la très sauvage face Est des Grandes Jorasses est rayé en son centre par une magnifique ligne de dièdres : la voie Groucho-Marx. Celle-ci a été ouverte en 83 par les Italiens Christiano et Fabio Delisi. Elle reste cependant peut connue, même si son ampleur et son style très engagé mériteraient un bon coup de projecteur.

C’est cet aspect sauvage et le peu d’informations qui nous a tout de suite emballés. L’accès est d’abord barré par le fameux col des Hirondelles. Aller au pied avec nos gros sacs nous à déjà demandé pas mal d’énergie.

Le lendemain, après quelques centaines de mètres de traversée, nous sommes au pied du socle.

Encore une belle longueur de mixte soutenue et nous sommes dans la grande pente de neige qui mène à la vire. Pour franchir le bouclier au-dessus de nous et éviter un mauvais bivouac suspendu, nous partons avec Dimitry fixer les premières longueurs du dièdre. Les 50 premiers mètres se prêtent bien à la grimpe en grosses.

La suite déjà beaucoup moins, elle n’est pourtant cotée que 6a, mais je dois avouer que je n’y ai pas fait beaucoup de libre… Pour la troisième je poursuis dans mon style bien artif en y ajoutant quelques pendules scabreux ! Ca y est je fais relais au pied du toit caractéristique, il est coté A3, et vue son avancée, il va être émouvant… Mais chaque chose en son temps, nous fixons nos cordes et redescendons à la vire où Seb nous attends avec une bonne soupe.

Lors de ce repas notre stratégie est simple : manger le plus possible afin de s’alléger au maximum pour espérer passer demain les huit longueurs suivantes, et trouver ainsi une vire avec surtout de la neige pour le soir.

Au réveil après une bonne partie de jumar et de hissage de sac qui se coince toujours trop facilement, je suis de nouveau au pied du toit. Dim se lance, c’est magique, nous le voyons gesticuler dans tout les sens, ses pieds cherchant désespérément un appui…

Mais on ne peut tricher avec une pareille avancée, il se balance dans ses étriers afin de trouver un pseudo équilibre.

Une fois solidement vaché sur un bon friends au réta, nous entendons sa respiration haletante ; il nous dit qu’il reprend ses esprits !!! Seb se lance dans le vide sur la statique pour gagner le plus rapidement possible le relais et moi je déséquipe.

Dans le toit j’ai le cœur serré, à chaque point que j’enlève je me vois tout dégrafer et finir en pendule à 500 mètres du sol. Mais je me fais léger et au réta c’est moi qui souffle comme un bœuf et qui reprends mes esprits… La suite est moins raide. Avec le soleil Dim peut grimper en chaussons.

Il utilisera quelques points d’aides et réalise à quel point les ouvreurs se sont lâchés en libre.

Deux longueurs plus tard il fait relais sur deux spits tout neuf… Tiens tiens Little big man serait il passé par là ?! Je reprends la tête, en artif bien sûr car l’ombre nous a gagnés. Je franchis encore deux toits bien aériens et cette fois c’est la nuit qui nous prend.

Heureusement il nous reste une trentaine de mètres plus facile pour trouver une vire enneigée au sommet du bastion rocheux. Ce troisième bivouac sera le plus rude, la neige étant inconsistante, nous ne pouvons tailler une plateforme pour nous allonger. De plus, le vent a forci et avec la fatigue nous y sommes plus sensibles. Nous grelottons toute la nuit, passant de positions inconfortables à pénibles. Toute la nuit, ayant du mal à dormir, Seb révise la commande qu’il passera à l’arrivé au bar à Planpincieux : « quattro Coca-cola e due birra grande ». Le lendemain nous n’avons pas le courage de sortir des duvets avant l’arrivée du soleil.

Après le traditionnel café du matin, nous nous équipons. Avec la fatigue accumulée des trois grosses journées précédentes, nos gestes sont maladroits. Seb se lance avec l’espoir de faire de la corde tendue. Mais vue la tremblante qu’il se paye dans le premier ressaut, nous ferons des longueurs, où certes la corde sera bien étant donné que nous tirons dessus avec nos gros sacs…

La suite est plus facile, mais le rocher est exécrable, nous continuons à tirer des longueurs.

Enfin nous débouchons sur l’arrête du Tronchey, cette fois nous pouvons avancer en continu. Nous avançons comme des tortues avec toute notre maison sur le dos. Soudain se profile la corniche sommitale de la pointe Walker : les cris de joies et les insultes fussent, les sourires se dessinent sur nos visages émaciés.

Encore quelques mètres et nous sommes tous les trois au sommet, il est midi, il fait grand beau, et malgré les trois mille mètres de descente qu’il nous reste à faire, nous n’échangerions notre place pour rien au monde !

Après quelques gouttes de thé nous attaquons la descente de la première grande pente. Celle-ci est désagréable : les crampons bottent et la glace est juste sous la neige. Après une désescalade délicate sous des séracs menaçants, nous gagnons le pied des rochers du reposoir. Nous en avons terminé avec la partie la plus dangereuse et finissons nos thermos pour fêter cela. La suite se déroule au mieux : glissade sur les fesses et euphorie de voir les pistes de fond se rapprocher à vue d’œil. Après une dernière pente en terre cette fois, mais toujours sur les fesses, nous posons nos pieds sur les pistes damées.

Cinq minutes plus tard Seb peut enfin exprimer sa commande qu’il a si bien répétée : « Quattro Coca-cola et due birra grande per favore »…

Sébastien RATEL