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BORAT en face Est des Jorasses

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« Bonne nuit BOnniot… »
« Bonne nuit RATel… »
Dur de croire que cette dizaine d’heures pourra être réparatrice. Assis, nos jambes coincées sur une petite marche toute aussi chancelante que notre projet. Malgré tout, la fatigue bienfaitrice, rapidement, nous assomme. Un réveil par heure. Suffisant pour trouver une position, s’y abandonner un instant et se réveiller avec l’impression qu’on va vous amputer la fesse.
Je sombre à nouveau, l’engourdissement est déjà là. Je me prends à rêver de sardines, de chinois, et de compactage à la chaine. Encore un réveil ardu, les pieds vissés dans le sac de hissage. La position fœtale sera mon rédempteur semble-t-il… Encore une gorgée d’eau et je me replonge dans ces drôles de songes.
Sur ce mètre carré de cailloux taraudants, pas besoin de Pierre Labbre pour savoir qu’on fait une peine immense. Un dernier coup de pied aux étoiles pour tenter la position qui me sauvera. Encore échoué, c’est pire.
Je replonge dans le fil des dernières 48 heures, histoire de compter les moutons sans devenir chèvre, en espérant m’endormir avant le bivouac Gervasutti… Ce tonneau dernier cri dans lequel nous avons passé une nuit molletonnée et futuriste. Un fuselage d’avion coupé en 2, dopé à la technologie, échoué sur son éperon. Le fantôme du Malabar Princess plane encore le massif. Et le bruit habituellement relaxant de la pluie sur le toit, cette eau qui doit là haut plâtrer les faces… A ce moment, ce tintement est pour nous une appréhension de plus avant de larguer les amarres pour les raideurs de la Face Est. Heureusement, au réveil le ciel s’entrouvre et nous progressons sur le glacier au sec. Une lente remontée au col des hirondelles pour voir le ciel se lever et notre itinéraire se révéler, immaculé ! Qu’à cela ne tienne, avec les chaleurs annoncées, la face devrait pouvoir sécher aujourd’hui. Une remontée pénible du socle nous dépose non sans mal sur la vire caractéristique qui raye le bas de la face.
« Diable, c’est un torrent ! »
Vous auriez du voir le regard de mon acolyte se décomposer quand il prononça ces quelques mots à la vue de notre projet. Une Groucho Marx que nous voulions s’octroyer en libre. Il est midi et nos espoirs s’imbibent. Il ne faut pas longtemps pour envisager l’impossible. Si la paroi nous rejette dans sa faiblesse, pourquoi ne pas tenter ce fantasme compact qui raye le pinacle, une trentaine de mètres à droite de notre objectif. La raideur nous protègera de « l’humidité » ambiante. Notre matériel est réduit pour s’attaquer à un projet de cette ampleur. Au pire, nous butterons plus tard. Pour l’heure, place à la varappe, nous sommes montés pour ça après tout.
Encore au soleil, la face nous offre le réconfort qu’il nous faut pour s’attaquer à une de ses lignes les plus esthétiques. Deux longueurs prisues mais déjà fort raides nous amènent au pied du dièdre déversant.
« Diable ! Un spit ! »
Cette fois c’est moi qui me surprend à invoquer le démon. Nous partions pour ouvrir et voilà que d’autres y auraient déjà songé avant nous… Mon troisième cerveau me lâche, je crois encore à l’antériorité de mon désir sur celui de tous les autres. Fatale erreur !
Seb se lance dans le dièdre et progresse en libre jusqu’à un petit toit qu’il faut franchir. Un réta malcommode et physique lui arrache l’ambition du grand libre. Il termine cette longueur d’anthologie en artif et m’annonce du relais qu’il pense que « ça fait ». En second, je pars avec le couteau entre les dents et réussis par chance à trouver la méthode, non sans arquer à la mode briançonnaise toutes les aspérités et autres fissures qui me tombaient sous les doigts.

« Dément là quoi là! » J’arrive avec les bombonnes au relais. On sait maintenant que ça fait. A défaut d’ouvrir, progresser en bon style dans cette ligne magnifique nous comble. Seb poursuit en traversée à gauche par une vilaine dalle qu’il libère à son tour, après moult mouvements de pieds cruxiaux. Il s’élance dans la suite dans un style aux protections minimalistes. Il disparait derrière le pilier. Un camalot vert le sépare du relais…
Cette courte longueur se termine sur un spit de huit (le dernier ?!) muni d’une cordelette. Pour lui, la suite parait corsée. Il n’en dit pas plus, sûrement pour que je puisse dormir sereinement… Cette attention me touche mais je me doute que demain sera plein de doutes.
Nous redescendons au bivouac scabreux dans lequel je suis en train de tenter vainement de trouver le sommeil. Non sans mal. Ma décision est prise, demain je tenterai en tête et en posant les protections la longueur anthologique du dièdre. La partie la plus difficile a été rééquipée par Seb à la descente, ce qui réduit considérablement l’engagement. Faire cette longueur en tête me rempli d’excitation et j’ai déjà les mains qui pouiffent à l’idée de taper un essai dans cette face. Je sais aussi qu’étant donné la suite de notre voie, un seul essai sera envisageable.
Encore une gorgée d’eau. Mon prochain réveil sera avec le soleil.
Un lyoph salvateur, un café énergisant et une remontée des deux premières longueurs plus tard, nous sommes à pied d’œuvre. « Debout les braves ! » Chausson gauche, chausson droit, toujours. Les premiers mètres permettent de gagner en confiance mais les protections ne sont pas si faciles à placer, je poursuis et parviens au toit, déjà haletant. La suite physique fait monter le cœur et je débarque au relais carbonisé mais heureux. Pour l’instant nous avons libéré à nous deux toutes les longueurs en tête. Je poursuis dans la suivante en pendulant dans la dalle- Ratel ignoble et rejoins à mon tour ce fameux spit isolé. La suite constitue un beau morceau de bravoure. Seb se dévoue. Il part en libre puis franchit en artif la partie déversante, bien impressionnante depuis mon relais. Rapidement il s’extirpe du toit, disparait à nouveau puis me crie relais. Aucun spit visible dans cette longueur qui est certainement la plus dure de la voie. Scénario idéal ?

En libre, les mouvements du crux sont géniaux à grimper. Des écailles fragiles sur lesquelles il faut réaliser des mouvements aléatoires et bloc les pieds à plat sur ce rocher croustillant. Encore une longueur anthologique bien frappée. Encore une arrivée au relais bien aux fraises. Le grand libre, si cher à Edling’, passe encore. La suite a l’air plus cool, bien qu’un peu humide. Seb s’octroie la longueur en libre et en tête.
« Toujours pas de spits ? »
« Et non ! »
Je le rejoins puis repars pour une longueur plus facile qui butte dans le mixte sommitale. Après une traversée en glace, j’enfile à nouveau les chaussons pour gravir une (autre !) fissure parfaite qui raye un granit qu’on ne trouve, je dois l’avouer, qu’à de rares endroits des Ecrins…
Encore 150 mètres de mixte et c’est l’arête de Tronchey puis la meringue sommitale de la Walker. Un instant de plénitude dans le grand bleu. Un rêve semble s’être réalisé. Certainement avons-nous eu la chance de pouvoir ouvrir une voie directe sur ce sommet emblématique. La descente jusqu’à Plampincieux est encore longue mais nous profitons de ces quelques instants, béats devant la beauté du coin. Nous terminons nos bouteilles pour fêter cela et attaquons la descente qui nous verra débarquer à 22h dans la vallée. Un excès de vitesse rapidement sanctionné par les forces de gendarmerie plus tard, nous rejoignons Chamonix pour un repos et une douche bien mérités.
Un grand merci à Seb pour m’avoir fait partager ces instants magiques !

Max Bonniot