Depuis trois heures ce matin nous progressons dans un autre monde, silencieux et secoués par les fortes bourrasques de Nord. Ce vent glacé qui souffle les nuages nous annonce le beau temps nécessaire à nos projets et nous mord le visage. Au col du Tacul, sous les projecteurs de la lune, je perds presque l’équilibre avec mon sac de hissage sur le dos. 20 mètres plus bas tout est différent. Nous sommes à l’abri et nous pouvons discuter du chemin à suivre. Nous venons de pénétrer dans le versant italien du Mont Blanc. En moi, la pression commence à monter. Le passage du col Moore, une heure plus tard, nous ouvre l’accès à un terrain de jeu fascinant que je suis heureux de découvrir. Malgré tout, et comme un revers de médaille, derrière ce col, les dangers sont grands, aléatoires, à la hauteur de la beauté des lieux. En ces heures matinales les pensées s’envolent et reviennent. La présence du risque qui se rapproche m’amène à des réflexions surprenantes. Je sais que le temps de cette approche, si la montagne s’ébranle nous disparaitrons, Arnaud et moi. Cette vision, la catastrophe d’une chute de séracs pendant l’approche exposée, est une possibilité. Aussi minime soit elle je ne peux que m’y projeter. L’aérosol et le fracas cyclopéen nous fondant droit dessus. Courir ne changera rien si cela doit se produire. Comme deux mouches sur leur papier collant, nous serons balayés…
Je peux les voir maintenant, ces séracs de la Poire et de la Major dans un clair de lune cadavérique. Suspendus sur un kilomètre de haut… Que c’est beau!
Je commence à préparer le rappel, dans une demi heure il faudra courir. Un sprint à 3500 mètres d’altitude pour conjurer le sort et invoquer la Providence, les cuisses et les poumons brulants. Ici la chute de séracs arrive plusieurs fois par jours, c’est un fait… et c’est l’unique accès possible à la voie mythique que nous convoitons. Un saut de géant pour ces immeubles de glace, pour nous faire prendre conscience qu’ici plus qu’ailleurs, nous ne sommes pas grand chose. Au final une énergie démesurée que je ressens au fond des tripes. La mort rôde dans ce cirque comme elle rôde sous les épées de glace qui font mes nuits blanches hivernales.
Un jour un vieux goupil de la montagne m’a dit « Si on ne passe plus sous les séracs, on ne fait plus d’alpinisme ». Sa phrase avait du coffre, elle résonnait sur son passé. Elle me revient ce matin en pleine figure.
Il est 6 heures et je distingue 200 mètres plus bas, sur le glacier, le cheminement qu’il nous faudra suivre entre les crevasses et les charognes de glace. Il faudra s’engager ou rentrer à la maison si la peur se fait trop forte. Une grande inspiration, seul remède pour faire redescendre en moi la cocotte minute que j’ai dans le ventre.
Le fracas qui survient alors me glace.
La Poire s’effondre… D’un coup la probabilité que je rejetais toujours plus loin vers zéro s’impose d’elle même avec une force hulkéenne. Je ne peux retenir ce hurlement qui me vient des tripes… Le vent couvre aussitôt mon cri que je n’arrive pas moi même à percevoir. Je ne peux m’empêcher de me dire que ces 30 minutes de petit dej en plus ce matin me séparent de la mort. Le spectacle est titanesque. La dimension himalayenne du versant parle d’elle même. Ici, comme on m’avait prévenu, le risque est omniprésent, l’aérosol, hallucinant.
Je n’ai jamais vu une puissance pareille. L’avalanche traverse mon tracé fictif sur le glacier en une fraction de seconde, l’engloutissant aussitôt.
Une petite crête neigeuse me sépare d’Arnaud, quand il débarque, une dizaine de secondes plus tard, nous sommes enveloppés dans le grésil généré par l’aérosol. Nous ressentons l’effet de l’avalanche alors que nous sommes 200 mètres de dénivelé au dessus du glacier. Les forces en présence sont colossales… Mais ça nous le savions avant de venir ici. La réflexion est rapide. Relier les deux brins de la corde et filer vers le glacier. Arnaud me remarque malgré tout qu’il n’a jamais vu une avalanche aussi grosse…
5 rappels plus bas nous nous encordons sur un mousqueton dont nous laissons consciemment la vis ouverte. Puis c’est la course, frénétique, jusqu’à en avoir le sang dans la bouche. 3 minutes d’angoisse compensées par un effort le plus violent possible, comme pour s’acquitter dans la douleur du droit de passage.
C’est les idées aussi secouées que mon profil dentaire que j’arrive au pied du Grand Pilier d’Angle. Le prix est payé. Ici nous sommes protégés des chutes de glace et je suis pris d’un sanglot de joie… Arnaud me rejoint, je sens qu’en lui aussi la pression a chuté d’un cran. Nous ne tardons cependant pas à nous préparer pour l’ascension et nous nous engageons dans le socle rapidement…
Les idées un peu plus claires, je franchis une rimaye complexe par quelques pas d’artif et un réta délicat en neige. Une cordée de grecques nous talonne mais nous gardons la tête. Nous ne voulons surtout pas suivre une cordée dans le socle chaotique exposé aux chutes de pierres. Le cri du leader m’alarme. Sa chute dans la rimaye aura eu raison de leur tentative. Depuis mon relais je les vois redescendre sur le glacier, visiblement indemnes et peu inquiets des chutes de séracs. Il nous regarderons progresser dans le socle pendant une bonne demi heure, assis sur les blocs du chaos de séracs…
Bref, ici on est au soleil, il fait bon, mais le ton est donné. L’engagement, l’ampleur de la face et la présence de ce soleil brulant qui métamorphose la montagne en quelques minutes rend cette course à la limite du raisonnable.
Nous prenons soin de positionner chaque relais à l’abri. Malgré ces précautions, une petite chandelle de glace se détache et heurte l’épaule d’Arnaud alors que je progresse dans les rampes fracturées. Quelques maugréments plus tard la douleur semble s’estomper. Qu’on sera bien au bivouac!
Nous trouvons l’emplacement de bivouac lorsque le soleil nous quitte. Il est 14 heures, cela fait déjà 11 heures que nous avançons de stupeurs en tremblements. Ici nous sommes enfin chez nous, en sécurité sous le grand bouclier de « Divine Providence ». Nous grimpons les trois premières longueurs avant de redescendre au bivouac. 6a+, 7a et 6a+.
Je loupe le à vue dans le 7a et fait une mauvaise chute au deuxième friend, un alien vert, l’angle du dièdre sectionne ma corde jusqu’à l’âme… Gloups! Je redescends donc au relais, coupe le bout défoncé, tire la corde et repart dans la longueur en tête. J’enchaine la longueur intégralement pour conjurer ce mauvais sort décidément bien en place. Nous fixons les cordes pour remonter facilement demain matin et redescendons au bivouac. Je sombre dans une profonde léthargie que les rebondissements de la journée ne viendront pas déranger. 9 heures de sommeil avalées d’un traite, il me fallait au moins ça pour affronter le crux de la voie, avec 3 longueurs dans le septième degré.
Un déjeuner dans les duvets, au soleil levant et la promesse d’une journée de belle escalade me comble. Je n’ai pu grimper qu’une fois par semaine depuis le mois de Juillet, j’espère que les bras vont suivre. En tous cas on va jouer la gagne. Je sais que je ne referai pas l’approche de cette voie de si tôt, alors il faut enchainer aujourd’hui.
Le second 7a (L4) est mouillé en plusieurs endroit et il faudra faire avec. Je slalome donc et verrouille du mieux dans les fissures humides. Je pense à Eric Jamet, « Force autant que t’es bête », alors je bourrine avec les pieds et les mains dans le mouillé. Le crux final de cette longueur est ennuyeusement trempé, je jette sur une belle protubérance mammaire apparemment sèche, protégé par un vieux friend coincé. Ca passe!
La suite c’est le 7b avec un départ humide à souhait, je mousquetonne le premier piton, une prise casse sous mon pied et je tombe lamentablement au relais protégé par ce vieux piton. Je repars du relais et j’enchaine la longueur dans une trash tout en continuité, ça commence à sentir bon BB!!
Deux longueurs de transition en 6b puis c’est la longueur en 7a du toit, tout de guingoi. Mais ça fait en libre, avec un bon coup de rein orgasmique sur le rebord. Plus qu’un 6b+ que Maître Guillaume s’offre en tête et voilà! « Divine » en libre et en tête en plaçant les protections! reste Peuterey et ma première sortie au Mont Blanc à minuit. Yeah BB!