Pour évoquer la magie, laissez-moi vous conduire jusqu’au « paradis blanc » puisque du 11 au 20 janvier 2018, six membres du Groupe militaire de haute montagne* ont parcouru la région des Pirrit Hills à la recherche d’un alpinisme d’exploration dans des conditions polaires. Alors, entre action et contemplation, entre passion et inconnu, entre espoir et réalisation il n’y a parfois que quelques nœuds de vent. A l’image de la vie, il y a ce que l’on voit et ce que l’on vit; ceux que l’on rencontre et ce que l’on en retient. Je pose ici mon regard, à vous d’imaginer l’espace qu’il reste entre les lignes, celles ouvertes aux Pirrit Hills bien entendu!
Prévue le 10 janvier, la dépose au pied des Pirrit est repoussée le 11. Un chronomètre contre le temps ou, pour être précis, une course contre le vent est déclenchée.
A l’échelle du Groupe, le temps commence en 1976, date de sa création. 40 ans et cinquante expéditions plus tard le choix des objectifs nourrit toujours les débats. Reste-t-il sur la planète des montagnes inconnues ? Peux-t-on encore parler de sommets vierges ? En scrutant l’écran du Mac depuis nos bureaux de Chamonix des « futures lignes d’ascensions possibles » s’échafaudaient. Nous nous sentions dans la peau des pionniers, le potentiel des Pirrit Hills nous paraissait fantastique. Malgré les performances de « Google Earth », ce 11 janvier une inconnue de taille demeure dans nos esprits, il s’agit de la hauteur réelle des itinéraires envisagés. La fourchette de nos estimations variait entre 600 et 1000 mètres. Le tour du propriétaire effectué à bord du Twin Otter* devait nous rassurer, nous déposons nos sacs sur la glace bleue les yeux brillants et le cœur battant. Versant face c’est la verticalité et l’embarras du choix, versant pile l’horizon plat et l’uniformité, c’est l’infini, l’immensité, le paradis de la pulka. Nos premiers mots lâchés, « c’est beau! ». Et ils se suffisent. Les superlatifs n’ont pas leur place face à un tel spectacle. C’est beau un point c’est tout. A cet instant, comme par magie, une citation de Jean Giono me revient: « Il n’y pas un millimètre du monde qui ne soit savoureux ».
La caméra est déjà en position « Timelapse » lorsque nous installons le camp de base. Ici le temps dure longtemps, le jour est permanent. Autrement dit le soleil est présent toute la journée et fait le tour du massif en 24 heures. Une aubaine pour l’alpiniste et un rêve pour le photographe. Pour nous le temps est malgré tout compté, le vol retour pour Punta Arenas est le 23 janvier. Le camp est monté, le décor est planté. Les acteurs prennent place sur le grand échiquier des Pirrit Hills. En Antarctique, lorsqu’il s’agit de jouer, la météo impose ses règles. La pièce incontestable reste le froid, il faut privilégier les faces au soleil et adapter son heure de départ en fonction de sa position et de la durée estimée d’ascension, au risque de se faire mettre en échec par la reine des glaces. Une autre pièce de l’échiquier peut vous rendre fou, il s’agit du vent. Le roi du bal se nomme « Windchill* ». Capable de prendre 50 nuances de force, il faut composer avec les orientations proposées par les trois principaux sommets : le mont Tidd à l’est, le mont Goodwin à l’ouest et entre les deux, le Turcotte. A ce jeu on peut vite se retrouver dans le tambour d’une machine à laver, il faut juste accepter de se faire essorer sans pour autant choisir le programme 1200 tr/min. L’anémomètre fait partie du fond de sac, c’est une pièce clé, tout comme l’expertise du Groupe accumulée par des années de pratique sur tous les continents et des heures d’entrainements dans les Alpes. Quant aux autres composantes des Pirrit Hills, elles sont nombreuses: rocher, neige et glace; crampons, piolets et skis de randonnée; soleil, vent et ombre; bulletins météo, photographies et techniques d’ascension. Coté stratégie, la bonne formule s’inspire d’Albert Camus: «il vient toujours un temps où il faut choisir entre la contemplation et l’action » et se complète pour nous d’un temps de récupération.
Les blancs* commencent en douceur. En deux jours le Groupe prend les devants, Dimitry, Didier et Arnaud remontent le rocher étrangement sculpté du pilier est du Turcotte pour prendre aux Pirrit son sommet encore vierge. Le même jour, sur le mont Tidd, Sébastien et Antoine s’emparent d’une goulotte de glace inédite protégée par deux tours de Granite. Le lendemain « le trio du Turcotte » roque sur la goulotte du Tidd. Ils sont attendus au sommet par l’autre trio venu à leur rencontre par un itinéraire de toute beauté pouvant devenir la voie classique de ce sommet. Sébastien et Antoine, skis aux pieds, enchainent avec succès les virages jusqu’aux abords du camp. La partie serait-elle trop facile ? Arnaud hésite puis renonce à sauter, tenu en échec par la faible hauteur des deux tours. Jusqu’à présent l’Antarctique nous a-t-il dupés? Pour le Groupe la pièce maitresse à prendre reste l’incroyable pilier nord du Tidd, à cet instant le rêve peut devenir réalité.
C’est le moment choisi par l’adversaire pour jouer son coup de maitre, nous l’appellerons le « coup de l’essoreuse ». Alors ce troisième jour, face au vent soufflant en rafales à plus de 30 nœuds, il a fallu vérifier l’amarrage de nos sacs restés à l’extérieur des tentes et enterrer nos bidons de matériel.
Le quatrième jour, malgré le vent, deux cordées quittent le camp et prennent le large. Dimitry et Arnaud se préservent, la prise de goulotte sur le Tidd reste un assaut évident, authentique et protégé. Didier, Sébastien et Antoine engagent leur force sur le côté droit de l’échiquier. Une fine ligne de glace est ouverte débouchant plein vent sur le Mont Goodwin. Au sommet la position est intenable, la descente s’effectue sur le flanc ouest.
Au matin du 16 janvier le vent faiblit et la neige tombe, la capacité des panneaux solaires chute et l’intérieur de la tente givre. L’alpinisme est mis de côté et les voiles de snowkite* déployées. Après la verticalité place à l’horizontalité en prévision du retour à Union Glacier.* Le jour suivant les faces sont plâtrées et les couloirs chargés. Les voiles de traction sont de nouveaux en action, les sastrugi* et le vent en rafales pimentent l’exercice.
Septième jour de la partie et toujours pas de solution pour envisager le pilier Nord du Tidd. Dimitry et Arnaud essayent de percer le jeu du vent mais échouent au pied du Goodwin. Sébastien et Antoine avancent leur pion sur l’arête SW du Turcotte et trouvent un nouvel accès au sommet. Au large du camp de base se trouvent deux ilots rocheux, une vision « grand angle » rêvée pour un photographe en manque de recul. 6 km de premier plan composés uniquement de glace me séparent des Pirrit Hills. La sensation d’immensité sans l’aide d’un objectif 10-24 mm. L’ivresse sans alcool. Autour du sommet la créativité du vent s’est exprimée dans la neige. Sculptée comme autour d’un caillou isolé, mais à la puissance 100, elle libère à son tour le cadre du photographe.
Vendredi 19, l’ultime action se déroule sur le flanc est. Depuis l’aube Dimitry et Didier sont engagés sur le fameux pilier découvert sur les photographies depuis Chamonix. Objectif de premier ordre envisagé depuis notre arrivée. Demain la partie sera terminée, le vent est annoncé à 20 nœuds et la date du retour programmée. Après dix heures d’effort et un numéro d’artiste joué par Dimitry sur un rocher « délicat » ils doivent rebrousser chemin. Sur une telle expédition pas question de parler d’échec et mat, c’est un pur bonheur, face à un « maître » tel que l’Antarctique il y a des coups à donner et surtout beaucoup à apprendre. « Le bonheur est parfois une bénédiction, mais le plus souvent, c’est une conquête. » Paolo Coelho.
A partir du 20 janvier va se jouer le dernier acte. Conçu comme une phase d’acquisition d’expérience le retour en kite à la base d’Union Glacier va durer deux jours. Cette technique de déplacement à l’aide du vent est récente au Groupe. Ce 20 janvier, le vent est bien présent et quatre des protagonistes en profitent pour rentrer skis aux pieds et tractés par ces grands cerfs-volants. Sur près de deux cents kilomètres les émotions seront fortes et les adaptations permanentes. Au-delà de la satisfaction de « l’avoir fait », ce que l’on retient n’est pas tant la performance ; les temps actuels pour traverser les zones polaires sont autrement révélateurs des possibilités offertes par cet engin; mais la somme d’informations recueillies pendant ce séjour. Il faut voir la base d’Union Glacier comme un grand refuge où tous les niveaux se côtoient. C’est un lieu propice d’échanges et d’écoute. Nous avons eu le privilège de côtoyer des précurseurs, de voir arriver d’autres expéditions avec des projets différents ou encore d’écouter les conseils de Ronny Finsas cuisinier du camp et recordman de distance en kite en un jour…
De retour de ce laboratoire de l’extrême, enrichi d’une nouvelle aventure, nous devons penser à l’acquisition et au développement des techniques adaptées à notre groupe. Une autre manière d’envisager l’avenir.
*les membres de l’expédition:
Cba IGONENC Chef d’expédition, Cne JOURDAIN Adjoint technique, Adc BAYOL, Adj MOATTI, Cch BLETTON, Mr MUNOZ.
Noeuds*: Un noeud correspond à un mille marin à l’heure, soit 1.852 km/h.
Les blancs* : Article 3.1. du jeu d’échec: Le joueur ayant les pièces blanches commence en premier.
DHC-6 Twin Otter*: Avion de transport et de soutien logistique canadien. Rustique il est capable d’atterrissage et de décollage court. C’est un avion de légende.
Windchill* : Modélisation empirique du refroidissement éolien contre la peau.
Sastrugi*: le mot fut emprunté au russe et est généralement utilisé au pluriel idoine: sastrugi. Un autre singulier, de type latin, sastrugus, est utilisé dans des écrits divers, comme les « carnets d’exploration » de Robert Falcon Scott, et « au coeur de l’Antarctique, vers lepôle sud » d »Ernest Shackleton
Snowkite*: c’est du déplacement en ski tiré par un kite (cerf volant) appelé aussi voile de traction.
Union Glacier*: est le seul campement saisonnier privé. Le camp est situé dans la chaine du patrimoine, en dessous des Ellsworth Mountain sur Union Glacier qui donne son nom au camp.