Un lundi matin d’automne, il est 7h45, je roule sur l’autoroute blanche en direction de l’Ecole Militaire de Haute Montagne pour le rassemblement hebdomadaire.
Les lundis matin, tout le personnel de l’école a rendez-vous à 8h pour assister à la cérémonie dite « des couleurs », cérémonie qui consiste à hisser le drapeau français au sommet d’un mât, chanter la Marseillaise tous en cœur, et recevoir un bref point de situation de la part du chef de l’Ecole.
Je suis en retard, le pare-brise est juste assez dégivré pour me laisser apercevoir un bout de route et quelques bribes des Aiguilles de Chamonix. Bien qu’accoutumés à ce décor, mes yeux ont toujours plus tendance à se porter sur ces dernières que sur la route qui, elle, m’a lassé depuis un moment. Je fais visuellement le tour du propriétaire. Mes yeux se posent une énième fois sur une parcelle de la face Nord-Ouest de l’Aiguille de Blaitière. Cet endroit, cela fait un moment que je l’observe. Il est raide et d’apparence lisse, se dissimule dans les replis les plus sombres des Aiguilles et, pour sublimer ces qualités, serait vierge de toute voie.
J’arrive juste à temps pour la cérémonie, à la suite de laquelle je file me plonger dans tous les topos dont recèle le GMHM (Groupe Militaire de Haute Montagne), histoire de re-re-vérifier que ce morceau de granit n’a connu nulle trace du passage de l’homme. Ma recherche abonde en ce sens.
L’automne glisse petit à petit vers l’hiver, on en est à la limite calendaire lorsque Thomas me sollicite une fois de plus avec son inlassable requête, digne d’une réplique de Minus et Cortex : « Qu’est-ce qu’on va faire demain ? ». J’ose pour la première fois lui proposer mon idée et, tel la souris du dessin animé, il est facilement convaincu.
Comme disait Desmaison : « La montagne en hiver, ça commence avec un gros sac ». Suivant ses paroles, on s’empresse de remplir les nôtres jusque par-dessus bord, en partie à cause de mon envie de vouloir emporter un portaledge, certes léger, mais tout de même… Je concède facilement à mon collègue-souris que c’est une lubie, néanmoins il ne proteste pas longtemps et charge notre maison en travers, sur le dessus de son sac.
Faute de remontées mécaniques, le départ se fera à pied de Chamonix.
Face à notre plan quelque peu douteux, Jordi préfère se laisser tenter par les festins que lui réservent les fêtes de fin d’année, chez lui dans les Pyrénées. Le jour J, il se propose tout de même pour soulager nos épaules jusqu’au Plan de l’Aiguille, en portant une part non négligeable de notre fardeau.
La neige peu abondante, voire absente à basse altitude, nous fait opter pour une stratégie désastreuse : les raquettes à neige… Dès le Plan de l’Aiguille, et même un peu avant, la neige se fait pour le coup bien présente et nos ustensiles peinent à remplir leur rôle. Malgré les raquettes, nous nous enfonçons profondément, écrasés par le poids de nos charges.
Cette première journée est des plus éprouvantes ; Thomas expérimente par deux fois la technique involontaire de déclenchement à distance d’avalanche.
Les plus de 1600 mètres de dénivelé de l’approche nous conduisent au pied du mur dans un inamical couloir encaissé, depuis lequel on est censés démarrer notre nouvelle voie. Malheureusement, aucune ligne de fissures évidentes ne nous saute aux yeux, tout est compact, bouché…
Il est déjà tard lorsque l’on s’affale avec bonheur dans notre portaledge (avec Fly s’il vous plaît !). Je m’endors avec l’espoir que, dans la nuit, une belle fissure pousse le long de la paroi.
Le lendemain, il fait plus clair et une option se dessine… la seule.
Mon acolyte ayant pour sa part peu rêvé, ne trouvant que rarement le sommeil, il me laisse le luxe de tenter de défricher la voie. Je parviens à gratter 40 mètres dans ce mur impressionnant. Thomas me rejoint, la mine encore plus déconfite, ça ne va pas fort pour lui. Je négocie d’aller voir quelques mètres de plus. Son accord me propulse dans une longueur qui lève les doutes sur la suite : ça passe, il y a une ligne !
Mais celle-ci ne se laisse pas faire. Pour connecter, il me faut traverser 5 mètres dans une dalle lisse, seulement pourvue d’un vague rebord évasé pour les pieds et le néant pour les mains. Un pas de funambulisme me permet de passer ; je suis comblé, l’aventure peut continuer !
Mais ce ne sera pas pour aujourd’hui, Thomas est au bout du rouleau. On sonne le clairon et on entame la retraite. En raquettes…
Le sérac qui surplombe un court moment l’approche de la voie décide de s’effondrer peu après notre passage. Le temps d’un déglutissement, on observe le souffle de l’aérosol.
C’est les épaules basses, déçu et abattu, que Thomas descend recharger ses batteries dans son sud natal.
Pour ma part, je ne suis ni déçu ni frustré mais plutôt excité comme une souris devant un bout de fromage. Il y a une ligne, je n’avais pas rêvé ! J’ai tellement hâte d’y retourner, que je passe la fin de l’année à réactualiser frénétiquement toutes les 6 heures la météo.
Jusqu’au 2 janvier. Là, un créneau se dessine. Les pictogrammes représentent un soleil, parfois un nuage, mais rien qui ne devrait tomber du ciel pendant au moins 4 jours !
Et les températures ?
Les qualificatifs utilisés par les météorologues sont sans appel : « froid pénétrant », « en-dessous des normales de saison ». Il est annoncé jusqu’à -26 degrés à l’Aiguille du Midi, et ce n’est pas loin de là où on va…
Un créneau de beau donc, mais un créneau glacial !
Le soleil de Nice ayant fait son office sur le moral de Thomas, c’est remonté comme un coucou qu’il nous revient du Sud.
Sébastien, indisponible la première fois, fait étalage de tout l’enthousiasme dont il est capable pour nous rejoindre, et on l’accueille avec plaisir.
Le Pyrénéen, sentant le vent tourner, se glisse lui aussi dans l’équipe.
Ce sera une cordée de 4, ou plutôt deux cordées de 2, car les ambitions sont revues à la hausse ! En plus d’ouvrir une voie, on aimerait la faire en libre.
Avec Rat’s (le petit diminutif de Ratel), on est nostalgiques de Glandasse et avides de transposer nos techniques et stratégies acquises dans le Vercors, sur les parois du massif du Mont-Blanc. Thomas et Jordi restent quelque peu perplexes devant notre délire…
Et c’est de nouveau l’heure du rituel des sacs, toujours gros de préférence ! On a testé le portaledge la dernière fois, ma lubie est passée, je concède de ne pas le prendre cette fois-ci. On le remplace par des petites tentes qui, au vu des nuits glaciales qui nous attendent, ne seront pas du luxe.
Les remontées sont toujours fermées mais la neige est descendue dans la vallée, on troque donc les abominables raquettes contre des skis légers. On décide également de faire halte au refuge du Plan de l’Aiguille, histoire de couper l’approche.
Le matin du mercredi 6 janvier, notre joyeuse équipe s’extirpe du refuge pour se retrouver plongée dans un épais brouillard. Nos smartphones sont de précieux atouts pour nous diriger et nous permettre de passer par-dessus cette opaque barrière, qui laisse soudain place à une splendide mer de coton.
On retrouve le redoutable sérac, sous lequel on évite de s’éterniser, avant d’atteindre à nouveau le pied de l’expugnable mur que l’on convoite.
Une stratégie bien propre au GMHM de l’ancien temps est mise en place : un des grimpeurs sera désigné terrassier pour aujourd’hui. Sa mission, creuser deux terrasses dans une pente de neige à 40 degrés pour y installer nos tentes. C’est Jordi qui écope de cette lourde et besogneuse tâche.
Pour les trois autres, il s’agira d’aller grimper en libre les deux longueurs gravies la dernière fois et, si possible, d’en ouvrir une troisième.
Sébastien, pour sa reprise du dry, se charge de libérer la première, je me repaye la longueur de la dalle sordide, la libérant aussi, et Thomas s’occupe de la troisième, directement en libre !
Au milieu de tout cela, un sac échappe des mains de Seb et vient s’écraser, en un bruit retentissant et soudain, dans le couloir où il poursuit sa course à vitesse folle, le tout sous une pluie d’injures de la part de son expéditeur.
Jordi, inquiété au milieu de sa sieste dans la tente, sort la tête pour voir quel cataclysme s’apprête à s’abattre sur lui. Il a à peine le temps de comprendre que c’est un sac qui lui fonce dessus, qu’il tend les bras et nous offre le plus bel arrêt de sa carrière de gardien de but. En moins d’une seconde, il vient de réparer une sacrée bourde commise 100 mètres plus haut !
Le sac est éventré mais son contenu est resté sagement à l’intérieur. Après cette belle action, il ne reste plus qu’à fixer nos cordes pour le rejoindre et retrouver le nid douillet qu’il nous a préparé.
Sauf qu’en descendant, Thomas certainement inspiré par l’action de Seb, se retrouve déséquilibré et vient heurter un bloc posé, pour sa part, en équilibre. Le missile se retrouve projeté dans le couloir et, malheureusement pour cette fois, c’est encore Jordi qui est à la réception… Le bloc transperce la tente de part en part et passe pile entre les jambes de notre gardien de but.
Par miracle, aucun dégât n’est à déplorer sur le bonhomme mais, en plus de la tente doublement trouée, l’explosion a totalement démoli un des matelas gonflables.
Thomas se fera pardonner en dormant sur les sacs…
Pour clore cette première journée un peu trop riche en émotions, on réalise le petit rituel du soir : faire de l’eau, manger, et enfin se glisser dans les duvets tout en espérant que la journée du lendemain sera un peu plus platonique.
Les 120 mètres de cordes fixés la veille, que l’on doit remonter, nous obligent à un réveil fort matinal en cette période où le jour fait la grasse matinée. Nous sommes le 7 janvier, le froid est mordant. Notre terrassier d’un jour redevient grimpeur. Il s’élance, plante des pitons, coince des coinceurs, enfonce un bird peak, et puis plus rien, la solution ne lui vient pas.
Moment de tension… l’aventure s’arrête-t-elle déjà là ? Mon bout de fromage dont j’ai tant rêvé est-il en fait un petit bout de mauvais emmental disposé sur une tapette à souris en train de se refermer sur nous ?
Jordi décide de céder la place à Sébastien, qui redonne rapidement fière allure à mon fromage et désamorce la tapette à souris à l’aide de trois bird peaks.
Au relais, on commençait à se cailler sévère, un petit courant d’air a fait tomber le ressenti de la température à la limite du supportable. Je suis à deux doigts d’abandonner nos velléités de libre mais je me remobilise pendant que Seb tire les cordes et m’explique les méthodes. Il essaye de me guider comme il peut dans cette longueur délicate et pauvrement protégée par ces mauvais « becs d’oiseau ». Finalement, j’enchaîne en même temps que l’onglée me frappe. L’aventure du libre continue.
Mais qu’en est-il de l’aventure de l’ouverture ? Jordi a repris les rennes, bien décidé à ne pas se laisser abattre par la longueur précédente. Il s’élance dans un dièdre prometteur et manque de peu de le grimper directement en libre. Obligé de pitonner pour se protéger, il lui faudra s’arrêter par deux fois en se vachant.
Reste donc à le gravir en libre, et bien sûr en tête, pour pouvoir valider la longueur ! Seb, qui rejoint Jordi en second de cordée, nous signale qu’elle est abordable. Je convaincs Thomas de mettre un essai en tête. Un peu stressé, les premiers mètres sont fébriles, mais il reste dans le game et enchaîne.
Jordi, dans le même temps, continue dans le dièdre en une seconde longueur qu’il réalise cette fois-ci directement en libre, et donc à vue !
Au-dessus de lui, le dièdre se bouche, il a des difficultés à faire relais. De ce point, on peut voir qu’il nous manque une bonne vingtaine de mètres pour rejoindre une section moins raide, qui nous mènera aux banquettes de neige à mi-paroi. Il me cède la main. Une solution se dessinant sur la gauche pourrait permettre d’éviter cette zone où les fissures n’ont pas l’air disposées à accueillir de quelconques friends, et peut être difficilement des pitons. Du bas, ce contournement paraît une bonne option. Cerise sur le gâteau, il nous semble même y distinguer un « râteau de chèvre » qui nous laisse penser qu’une fois à son niveau, ce devrait être gagné. En général en montagne, ce genre d’obstacle est assez évident à négocier.
Quelle cuisante erreur d’appréciation…
C’est bien par là qu’il faut passer en effet, mais l’accès à la mangeoire à biquettes n’est déjà pas aisé. Et que dire du râtelier lui-même ! Un vrai moment désagréable… Le rebord trop lisse et trop incliné, pas de pieds, trop de neige, bref rien ne va !
J’arrive tant bien que mal à la zone de relais, bien remonté contre ces vielles biques. Heureusement que j’ai enchaîné directement, car j’aurais détesté y retourner, et je ne l’aurais pas souhaité à mes comparses non plus.
A partir de là, la paroi se couche effectivement. Je poursuis par une petite longueur de plus qui nous mène dans du terrain plus classique et nous permet de sortir du premier bastion.
En quelques longueurs de mixte facile (excepté une erreur d’itinéraire nous obligeant à une désagréable désescalade suivie d’une grimpe engagée, le tout proche d’un passage facile…), on rejoint le pied du second ressaut. A la lueur des dernières lumières, celui-ci paraît vraiment impressionnant.
Mais on n’a pas vraiment le temps de l’analyser et de s’éterniser dans sa contemplation, car la zone de bivouac est peu propice à l’installation du campement… Le terrassement nous coûte pas mal de sueur (ainsi qu’une pelle), avant de nous laisser savourer la délicieuse position allongée.
Les « jeunes » (Thomas et Jordi) profitent pleinement de la belle et glaciale nuit étoilée, grâce à l’ouverture créée dans le toit de leur tente par la pierre de la veille.
Quand il fait froid, notre ami Sébastien Moatti a pour coutume de dire que c’est toujours moins pire qu’à Vladivostok ! Alors, une fois à l’abri dans nos tentes, on s’empresse de vérifier histoire de nous donner du baume au cœur. Et là stupeur… il fait plus chaud à Vladivostok !!
Je prétexte être encore sous le choc de cette nouvelle, pour laisser une fois de plus à Seb la pénible tâche de faire fondre de la neige et cuisiner.
Tout en dégustant l’excellent repas qu’il nous concocte, on discute de nos inquiétudes quant aux incertitudes qui nous surplombent.
Comment sera la fissure déversante de départ ? Et le toit qui suit, il a l’air bouché. La fin du bouclier paraît moins fissurée, va-t-on buter sur un mur en dalle ?
Des interrogations qui se résument en deux grandes questions :
Va-t-on réussir à passer ? Va-t-on réussir à le faire en libre ?
En grand impatient, j’ai hâte de me réveiller demain pour aller à la rencontre des réponses.
Vendredi 8 janvier, 5h, le réveil sonne. Sur le coup, ma hâte a disparu, j’aurais bien encore profité de quelques minutes dans le cocon protecteur de mon sac de couchage!
Déjeuner, plier bagage et se réorganiser dans la nuit glaciale nous prend du temps mais il fait toujours nuit lorsque Seb s’élance dans la première option, qui se révèle être une impasse. La tension est palpable. La solution sera finalement bel et bien dans le dévers, en fissure un peu large. Seb expédie rapidement la longueur en artif et Thomas, second de cordée, réussit à la libérer. Il ne reste plus qu’à l’enchaîner en tête, et c’est à mon tour de m’y jeter. Quelques verrous de main permettent de rejoindre d’excellents coincements de lames pour les piolets au niveau du rétablissement, il faut alors lâcher les deux pieds dans le vide pour venir tracter bêtement sur les bras, puis poser délicatement les genoux sur le bord du dévers afin de se redresser à la sortie. Quelle histoire… Une gestuelle plus coutumière du dry sur spits dans la vallée que de la haute montagne ! Il n’y a pas à dire, « depuis que l’on sait grimper dans les dévers », ça change les perspectives.
Vient ensuite la longueur du « great roof » : une traversée sous un toit (pas très original…), les pieds dans une dalle plutôt lisse (ce qui s’avérera un bon échauffement pour la suite). On opère la même stratégie que dans la longueur précédente.
Seb se paye le luxe d’enchaîner directement la suivante, avant de me céder la place.
On est tout excités, les réponses à nos questions commencent à se dévoiler et elles sont, pour le moment, toutes positives. On navigue à travers les bonnes surprises.
C’est dans ce petit état euphorique, de sentir que l’on touche du bout des doigts la fin de nos incertitudes, que je m’engage dans ce qui, on l’espère, devrait être la dernière longueur du bastion.
Le début se passe comme au cinéma : des verrous de lames dont on n’oserait même pas rêver et une fissure pour se protéger facilement. Puis, tout à coup sans prévenir, la fissure meurt et les verrous laissent place à une dalle. Un vrai cauchemar d’alpiniste tenant des piolets et chaussant des crampons, par des températures proches des –20°.
Je suis dépité…
L’image de la tapette à souris ressurgit dans mon esprit. La situation bascule en quelques minutes de « quasiment gagnée » à « très incertaine ».
De ma position, je peux voir la banquette de neige, à peine 20 mètres au-dessus de moi, qui signe la fin des difficultés. Je vois aussi qu’il y a une solution au-dessus du relais précédent, mais cela signifie qu’il faut que je redescende et ça n’a pas l’air cadeau non plus. Mes yeux scrutent toutes les options. Il y aurait bien cette petite rampe qui descend mais qui vient toujours buter sur cette plaque de 5 mètres de large quasi parfaite de granit incliné à 80 degrés, me bloquant l’accès à un dièdre que j’imagine salvateur. À présent que je suis là, ça vaut peut-être le coup d’aller jeter un œil, on ne sait jamais, il y aura peut-être une bonne surprise ! Je descends donc la rampe jusqu’à son terme, pour me retrouver dans la même configuration que précédemment, c’est-à-dire, face à cette dalle lisse qui me barre le chemin…
À un détail (de taille) prêt. Je suis maintenant un peu en-dessous de mes protections, la chute deviendra plutôt un grand pendule.
Je prends le temps de peser le pour et le contre, d’observer les petits cristaux qui pourraient éventuellement ressembler à des prises de pied. En ce qui concerne les prises de main, peut-être que d’autres en trouveraient, mais pour ma part j’ai du mal à les conceptualiser…
Un court-circuit a soudain lieu dans mon cerveau, et je me retrouve à faire le premier pas sur cette page de braille. Je suis sur quelques millimètres de mes uniques pointes avant de crampons, quand le soleil apparaît et me frappe. Je le prends comme un encouragement, la timide chaleur qu’il me dispense m’incite à tenter de déchiffrer cette page vierge. J’appose la peau de mes doigts sur les cristaux de granit. Je peine à en trouver qui pourraient me soulager ne serait-ce que de quelques grammes, ou du moins me permettre de trouver un équilibre précaire pour déplacer mes pieds. Je répète frénétiquement à mes compagnons qui ne me voient plus de faire « gaffe ». Ma respiration est bruyante et chaotique, j’essaye d’y mettre de l’ordre. Mon corps se tord et se contorsionne, j’arrive à bouger un pied, un autre, et puis plus rien.
Je suis à un point de non-retour : la corde file à ma gauche (impossible de me faire prendre sans partir dans un grand ballant) et le dièdre à ma droite m’est toujours inaccessible. Mon cerveau tourne à plein régime, mes yeux scannent les parcelles de rocher qui me sont accessibles, mais les solutions n’apparaissent pas. Mes mollets commencent à chauffer et se raidir pour maintenir la stricte position permettant à mes crampons de conserver une adhérence sur le rocher. Ma fréquence cardiaque est toujours au max et des « faites gaffe » étranglés continuent de m’échapper.
Je suis bloqué, j’ai beau observer les moindres détails, rien ne me vient.
Et ce petit cristal là-bas ? Il est hors de ma portée mais peut-être qu’avec mes piolets j’arrive à l’atteindre.
Mes derniers neurones en état de marche me désertent lorsque j’appose mon piolet sur ce fameux cristal qui peine à dissimuler le tiers de la première pointe de mon piolet. Dans mon désespoir, je place ma seconde pioche sur quelque chose d’encore plus insignifiant. Dans cette position, je tire et pousse en gainant de tous mes muscles et, dans un grand râle, je réussis à déplacer mes pieds.
Incrédulité… Je ne comprends pas par quel miracle je suis encore sur la paroi.
Pourtant j’y suis encore, le dièdre s’est rapproché et j’ai accès à une petite arquée verticale pour ma main droite. J’effectue encore quelques mouvements accompagnés de hennissements, de respirations bruyantes et de « gaffe » pour enfin me retrouver à coincer un piolet dans ce dièdre tant désiré !
Je suis passé ! Je n’en reviens pas, je suis éberlué de ne pas être tombé.
Je prends le temps de me calmer avant d’observer la suit, je suis à plat mentalement. Il me reste 20 mètres d’un dièdre bouché et encombré par de la neige et de la glace. J’ai une terrible envie de faire relais et d’en avoir fini… mais il reste encore ce dièdre. Petit à petit, mes neurones refont leur apparition et reprennent les choses en main.
Je grapille prudemment les quelques mètres de cet interminable dièdre, jusqu’à me rétablir enfin sur la dernière banquette de neige qui signe la fin des difficultés et la jonction avec la voie normale menant au sommet.
Quel soulagement de me vacher au relais et de me laisser aller dans mon baudrier !
Mes compagnons me rejoignent et Seb reprend les rennes pour nous conduire au sommet. Enfin !
L’arrivée au sommet à 16h30 est le spectacle d’un débordement d’émotions qui nous caractérise bien, se résumant globalement à des « Je suis content ». Chacun ayant exprimé sa joie de la sorte et une fois les 5 minutes de pause sommitale réglementaires effectuées, il est temps de penser à la descente.
En rappel dans la voie, il nous faudra seulement 3h30 pour rejoindre nos skis.
Une heure de plus sera nécessaire pour atteindre la vallée, et les pizzas commandées par le chef !
Ce festin qui nous est offert est le théâtre de discussions hautement philosophiques… Seb et moi, dans un souci de partage et de transmission, dévoilons aux « jeunes » le mantra que nous avons élaboré ensemble et qui est à l’inverse de celui des base-jumpers :
« Il faut arrêter de penser en aigles, il faut penser en rats »!
Cpl Billon Léo