La seule chance que puissent avoir les Norvégiens de Gudvangen par rapport aux Français de Rioupéroux, en Isère, réside dans le degré de latitude de leur village. La proximité du Fjord pourrait, elle aussi, faire partie des avantages… Encore faut il être adepte de la pêche au saumon.
Ces deux particularités misent à part, il reste alors beaucoup de similitudes : une vallée écrasée par des dénivelés impressionnants, une humidité constante, une nationale parcourue et une carrière en plein rendement.
Concernant la chaleur humaine qui se dégage de ces deux bourgades, difficile à nouveau de trouver une réelle différence. D’un autre côté, il est juste de mentionner que notre motivation pour découvrir la culture locale s’est bornée aux fondamentaux : à savoir un rapide passage à la station service du coin pour faire connaissance avec l’autochtone et se ravitailler en pesto…
Un voyage culturel limité mais un émerveillement quotidien au pays de l’or bleu. Des chutes d’eau gelées comme on en voit rarement ailleurs… Il est possible de passer une journée captivante à imaginer des lignes le long de ces parois qui sont de vrais big walls. Nul besoin de s’en convaincre très longtemps, il suffit de taper « Gudvangen Base Jump » pour s’apercevoir que ce qui ressemble à la Tête de la Maye est en fait une paroi verticale de 800m.
Notre arrivée dans cette vallée magique s’est faite de nuit. Un court arrêt au pied de notre objectif du séjour et nous voilà tous les trois à déglutir en silence. Dans une nuit sans lune le « monstre fossile » nous apparaît cyclopéen. Un vrai joyau de glace, un trait de 600m dans une paroi verticale qui en fait l’une des cascades les plus esthétiques de la planète… tout simplement !
C’est donc dans un mélange d’excitation et de terreur que nous passons nos deux premières journées à jumeler et à repérer les différents passages du monstre. Nous passons boire le thé chez les Cafistes du GEAN, présents sur les lieux depuis quelques temps, pour connaître leur ressenti. Cette digression nous remonte encore un peu la pression. D’après eux, étant données les températures des jours derniers, il est imprudent de se lancer sur des structures pendues. Or « Fosslimonster » est une succession de structures pendues ! Qui plus est sur un dénivelé inhabituel.
Cette donnée en poche nous décidons de nous faire notre propre idée. Un détour à Voss, bourgade elle aussi peu conseillée pour passer des vacances entre amis, et nous achetons un thermomètre : seul juge de paix en ces lieux.
Animés par la recherche d’indices objectifs concernant la faisabilité de notre entreprise, nous rejoignons le pied de la cascade et écoutons respirer le gros fossile. D’après nos informations, cette cascade n’a pas été répétée depuis son ouverture, il y a 9 ans. Aucune photo sur la toile ni dans les revues spécialisées… Etant donnée la beauté de la ligne cela nous semble curieux. Mais l’influence du Golf stream doit y être pour beaucoup. En effet, à quelques mètres d’altitude seulement au dessus de la mer, la glace subit parfois des vagues de redoux important qui détruisent tout ou partie de l’édifice. Sans information récente, nous nous en remettons à notre seul observation à la jumelle afin de nous décider pour nous engager. Ici il n’existe aucun topo de la zone et chaque grimpeur se retrouve dans une recherche d’informations un peu différente à ce que nous pouvons trouver dans les Alpes, ce qui est assez intéressant. Une pratique qui ressemble plus à ce que nous pourrions retrouver en expédition.
Thermomètre en main nous nous en remettons à la physique la plus élémentaire : moins de zéro oui, plus de zéro non ! D’un point de vue plus subjectif, notre ressenti est globalement très bon. Nous trouvons même que c’est de loin la cascade la plus en condition de la vallée. La quantité de glace dans le bas rend la première partie de la cascade plus facile qu’à l’ouverture : 250 mètres de glace à 85 degrés avec quelques passages verticaux. Nous ne possédons que peu d’infos sur cette voie ouverte par Robert Jasper et Roger Schaeli en 2009. Nous les contactons donc pour en savoir un peu plus sur leur chef-d’oeuvre glacé. Leur réponse rapide nous dote de leur topo et de quelques photos bien intéressantes.
De plus, leur avis sur les conditions constitue un autre voyant vert pour une tentative. Les températures sont tout juste négatives à Gudvengan. Robert et Roger nous assurent qu’ils avaient grimpé la cascade avec un froid similaire. Pour nous c’est un bon signal de plus.
A la question faut il s’engager dans cette cascade, le tirage des bâtonnets chinois du Yi Jing nous donne une forte disparité de réponses. Nous en revenons donc à une rigueur plus germanique. C’est en respectant une ligne de conduite digne de Munter que nous élaborons un 3 par 3 qui nous paraît plus fiable. D’après ce dernier, nous avons de bonnes raisons de nous engager sereinement dans le projet : 1) Les conditions semblent bonnes 2) La météo est avec nous, les températures sont négatives au pied de la cascade et il n’y a pas de vent 3) Après deux jours de repos nous sommes en pleine forme.
Le seul désagrément lorsque nous nous élançons réside dans la découverte substancielle que nous faisons : Hélas oui ! le bruit monte… Et le concassage permanent de mètres cubes de roche en petits gravillons dans la carrière d’en face va nous bercer pour la journée entière. Cela mis à part, l’escalade en ces lieux n’est que du plaisir !
Léo ouvre le bal pour la première partie. Nous le suivons avec Pierre en portant le matériel de bivouac afin d’assurer le coup. Au vue des conditions idéales des 300 premiers mètres, nous décidons de le laisser sur la vire au premier tiers de la face. Il nous semble jouable de grimper la voie à la journée. C’est donc plus légers que nous nous lançons dans le premier crux de Fosslimonster. Je m’impose en règle pour grimper les deux longueurs de mixte qui nous permettent de venir à bout de la première interrogation du jour. Une sympathique remontée de cigare avec rétablissement dans des pétales déversants constitue l’échauffement.
La seconde est une fissure parfaite puis une traversée aérienne pour attraper du bout du piolet des bulles solidement fixées. Un super moment de grimpe !
Je m’octrois une dernière longueur, 100% glacée celle-ci. Du nettoyage et des pétales dans une ambiance verticale. J’arrive au relais trempé mais surexcité de pouvoir grimper une cascade de cette trempe sans avoir de frissons dans le dos. Ma dernière confrontation avec une structure glacée impressionnante avait raisonné longtemps dans mon subconscient. En grimpant il y a quelques années la Massue avec Ben Guigonnet, je m’étais imaginé que la Norvège ressemblait à une version sous anabolisants des cascades du fer à cheval. Heureusement ici et dans ces conditions rien ne pousse à tomber dans le mode mystique inexorablement associé à la répétition d’un grade 7 en glace. Tant mieux, le topo annonce 6+, une bagatelle !
Pierre me relaie pour une autre longueur du même type où le nettoyage fait partie du sport. Il s’arrête au pied de la dernière interrogation. Il est 15 heures et nous sommes au pied du second crux. Une grande inspiration et il s’élance gracieusement vers le haut. Il grimpe tel un chat sur un cigare bien attaché puis traverse sur un petit stalactite. Deux friends dans le rocher lui permettent de se protéger sans encombre. Il rejoint alors le stalactite final et s’extraie de ce qui constituait l’ultime doute de la journée.
La suite ne sera plus que du labeur de nettoyage, de nuit. Léo nous envoie ses habituelles et efficaces longueurs de 58 mètres dans le noir le plus complet. Un plaisir de le suivre !
Nous débouchons au sommet vers 20 heures, 13 heures après avoir attaqué le monstre. Nous équipons les deux tiers supérieurs de double lunules, le bas en lunules sèches et nous rejoignons notre bungalow pour une bière méritée vers 23h30.
Une journée parfaite dans le plus pur plaisir de la grimpe norvégienne. Une grande chance d’avoir pu être au bon endroit au bon moment pour grimper cette magnifique cascade !